CHAPITRE XIV

La serrure électrique eut un déclic et je me retrouvai de l’autre côté de la grille, dans le soleil. Le garde leva les yeux, me fit un signe de tête aimable et un clin d’œil, puis se retourna vers la fille qui l’importunait.

Elle parlait avec véhémence :

— Il faut que je voie M. Holst. Il ne figure pas dans l’annuaire et, ici, on m’empêche de le voir. Alors, comment faire pour le joindre ? Dites-lui que c’est très urgent.

— C’est toujours urgent, fillette. Et maintenant, tirez-vous ! Vous m’avez assez embêté. Et, comme je vous l’ai déjà dit hier, inutile de revenir demain.

— Espèce d’affreux ! cria-t-elle.

Elle quitta le guichet en se mordillant la lèvre.

Elle portait une robe verte, ornée de pastilles d’or et paraissait printanière et plus jeune encore qu’à l’ordinaire. On ne pouvait croire qu’elle avait assisté à une enquête policière la veille et qu’elle allait à un enterrement le lendemain. Je dis :

— Bonjour, Miss Mason.

Elle cessa de se mordiller la lèvre. Son front s’éclaira et ses yeux candides rayonnèrent de plaisir.

— Alan, comme je suis heureuse de vous voir ! Vous venez vraiment de franchir cette porte verrouillée ?

— Oui.

— Pouvez-vous me faire entrer ? Oh ! Je vous en prie, faites-moi entrer. Il y a deux jours que j’essaie. Cet horrible bonhomme se fiche de moi !

— C’est son boulot. Pourquoi voulez-vous entrer ?

— Vous êtes naïf, ou quoi ? Si seulement je pouvais voir les gens en place et faire un bout d’essai…

— Vous les connaissez, les gens en place, dis-je, puisque vous demandez Holst.

— Oui, c’est lui, le grand patron ! Moi, je ne parle pas à des sous-ordres.

— Votre papa devait être très riche.

— Oui. Mais ça me fait une belle jambe ! (Elle haussa les épaules.) Enfin… demain il fera jour ! Si je reviens à la charge le temps qu’il faut, je finirai par les avoir à l’usure… On s’en va ?

Nous longeâmes la file de voitures. Ma Ford était serrée entre une Plymouth et l’élégante Jaguar grise de Gloria. Elle demanda :

— Voulez-vous me déposer quelque part en ville ? Je suis venue en autobus… J’ai des courses à faire…

Nous montâmes en voiture. Elle s’appuya contre le dossier, la tête inclinée vers mon épaule, ses yeux couleur de cognac perdus dans un rêve.

— Vous reprenez du boulot au cinéma ? demanda-t-elle.

— Rien n’est moins sûr.

— Qu’est-ce que vous faisiez, au studio ?

— On m’a fait une offre d’emploi. Je l’ai refusée.

— Oh ! Soupira-t-elle. Quand je pense qu’il y a des gens qui peuvent se permettre d’accepter ou de refuser ! Ce que c’est que d’être célèbre et indispensable ! Les gens ne vous aiment pas, parce qu’ils s’imaginent que vous avez tué votre femme, mais ils vous réclament quand même. Et je les comprends. J’adore vos films.

— Merci. Quels sont vos autres scénaristes favoris ?

— Oh ! Il y en a des tas.

— Hemingway et Faulkner ?

— Oui, ils forment une bonne équipe. Ils ont fait quelques bons films. (Sa tête glissa lentement et effleura mon épaule.) Vous ne voulez pas user de votre influence pour m’obtenir un rôle ? Même un tout petit. C’est juste pour avoir mes entrées au studio.

— Non.

Elle resta silencieuse un instant.

— Te n’aurais pas dû vous parler de votre femme, dit-elle. J’ai juste répété ce que j’avais entendu dire, mais j’ai manqué de tact. Pardonnez-moi.

— Vous l’avez vue ?

— Votre femme ? Oui, une fois. Dans un film. Une mauvaise histoire de gangsters, catégorie B. Tout à fait entre nous, Alan, elle était minable. J’ai infiniment plus de talent qu’elle n’en aurait jamais eu. Pourquoi le studio l’a-t-il montée en vedette ?

Je ne répondis pas à sa question, mais je repris :

— Votre beau-frère n’a jamais voulu vous épouser ?

— Lui ! Un croulant ! Il ne pouvait même pas se débrouiller tout seul. Il était fini.

— Pourtant, il préparait un film.

— Vous me l’avez déjà dit. Qui vous a raconté cela ?

— Votre beau-frère.

— Il prenait ses désirs pour des réalités.

Encore un silence.

— J’ai cru comprendre que vous l’aimiez bien, autrefois.

— Vous avez mal compris. Il avait envie de m’épouser, cette espèce de vieux crabe, mais je n’ai même pas voulu en entendre parler. Alors, il s’est marié avec ma sœur. Je l’ai avertie, mais elle était amoureuse.

Elle s’étira voluptueusement, comme une petite chatte dorée.

— Je ne devrais pas parler ainsi, alors qu’on l’enterre demain. Il y aura, sans doute, des milliers de gens. Et moi, je vais encore pleurer. C’est ma réaction naturelle dans les situations dramatiques.

— Il y aura peut-être des cinéastes. Cela pourrait remplacer le bout d’essai.

— C’est ce que j’ai pensé à l’enquête. Avez-vous lu ce qu’on a dit de moi dans la presse ? Ce serait merveilleux si quelqu’un m’engageait demain ?

— Merveilleux. (Je me rangeai le long du trottoir. Nous étions dans le quartier des magasins.) Ça ira, ici ?

— Déjà ? J’aime mieux rester avec vous un moment. Vous me payez un Coca-Cola ?

— Désolé. (Je me penchai sur elle pour ouvrir la portière.) J’ai à faire.

— Je vous attendrai dans la voiture. Je ne vous gênerai pas.

— J’ai d’autres chats à fouetter que de vous chercher du travail dans les studios, dis-je en la poussant sur le trottoir. Allez donc voir Frankie Frascatti. Il est plus amusant que moi.

Elle me dit d’un ton sérieux :

— Personne ne m’amuse plus que vous. Et c’est fini avec Frankie Frascatti. Je ne veux plus entendre parler de lui.

— Votre sœur sera contentée. Adieu.

— Je pourrai vous voir plus tard ?

— J’ai un rendez-vous plus tard. Adieu.

Je lui fis lâcher la portière et embrayai.

Deux blocks plus loin, je jetai un coup d’œil en arrière. Gloria montait en taxi. Je tournai deux fois, stoppai et repartis vers le bureau de Bertha.

Le faux Brando était de nouveau là, entouré d’un nombre égal de filles. C’étaient peut-être les mêmes. On ne saurait le dire, à Hollywood. Lona Forman leva sa jolie tête rousse, de l’autre côté de la cloison basse, et m’adressa un sourire éblouissant. Hymie ne leva les yeux que pour vérifier qui entrait.

— Monsieur Dufferin, quel dommage ! Miss Tweedy vous a attendu toute la matinée. J’avais des ordres pour vous introduire immédiatement, même si elle avait quelqu’un dans le bureau. Maintenant, elle est sortie. Depuis cinq minutes.

— Où est-elle allée ?

— Je ne sais pas. Déjeuner, peut-être.

— Bertha ne déjeune jamais, dis-je en franchissant le portillon et en ouvrant la porte.

Le bureau était jonché de cartons de provisions qui n’avaient pas été ouverts, mais la pièce était vide. Je me retournai :

— Excusez-moi, Miss Forman.

— Je comprends très bien, monsieur. (Elle fit battre ses cils noirs.) Après ma gaffe de la dernière fois, je ne peux pas vous en vouloir. Vous allez l’attendre ?

— Quand sera-t-elle de retour ?

— Elle ne l’a pas dit.

— Bon. Je téléphonerai plus tard.

— Vous ne voulez pas laisser une adresse ou un numéro de téléphone ?

Je hochai la tête et passai le portillon. Le faux Brando avait pris la pose.

Il avait vu tous les films de Kazan. Lee Strasberg l’aurait trouvé à son goût… Le menton au creux de son épaule, la lèvre crispée, il dit, dans un murmure plaintif :

— J’ai vu tous vos films, monsieur Dufferin. Du tonnerre ! Un punch extraordinaire !… J’allais téléphoner au studio pour vous voir. On boit un verre ?

— Je n’ai pas soif, dis-je. Mon nom est bien Dufferin, mais je ne suis pas celui que vous croyez. Je suis rien du tout. Vous devriez rentrer chez vous, fiston.

Une des filles ricana sur le mode aigu. Les yeux du gais étaient brouillés de larmes. Je partis.

L’après-midi avançait. J’avais faim. Je garai la voiture dans la même rue écartée que la veille, entrai dans un restaurant et mangeai abondamment. Puis, sur mon café, je me mis à réfléchir, mais sans grand résultat ».

De retour dans mon lugubre appartement, je téléphonai à Ted Wilson. Il n’était pas à la rédaction, mais il avait laissé un message : je devais le retrouver à l’Ivory, à neuf heures. Je téléphonai à ma sœur. Tout allait bien. Elle était allée chercher l’enfant pour déjeuner et l’avait reconduit à l’école. Elle n’allait pas le reprendre l’après-midi, parce qu’il rentrait toujours avec des garçons plus âgés.

— Oui, dis-je, je vais bien, moi aussi. Non, je n’irai pas vous voir avant un jour ou deux.

Je raccrochai et m’installai dans le fauteuil pour me plonger de nouveau dans mes sombres méditations. Je n’avais pas dormi, les deux nuits précédentes ; aussi, dès que j’eus appuyé ma tête au dossier, je sombrai dans le sommeil.